Table rase du passéCette politique d’asservissement du peuple cambodgien a bel et bien été planifiée par les leaders khmers rouges. Dès la prise de Phnom Penh, le 17 avril 1975, les « petits hommes en noir » annoncent que les habitants doivent quitter la capitale pour des raisons de sécurité. Prétextant un bombardement américain imminent, ils évacuent la population citadine vers la campagne. Ce qui est annoncé comme une « évacuation pour protéger la population » n’est en réalité que l’application des premières mesures secrètes planifiées par les idéologues khmers rouges. Après la déportation des habitants de la capitale, viendra la fermeture des écoles, l’abolition de l’argent, l’interdiction de pratiquer une religion, la fermeture des frontières, la destruction des « biens capitalistes »,… En quelques jours Phnom Penh passera de l’état de fourmilière à celui de ville fantôme. La politique de « révolution totale » de Pol Pot est en marche. Pour le Cambodge et ses sept millions d’habitants, c’est le retour à l’an zéro. Fourre tout idéologiqueL’idéologie du régime combine plusieurs influences : des préceptes égalitaristes, une forme révisée du maoïsme et un fond d’anticolonialisme que les cadres du parti (notamment Pol Pot, Khieu Samphan et Ieng Sary) ont ramené de leur séjour en France dans les milieux d’extrême gauche. Le tout revisité « à la sauce khmère » avec des accents nationalistes et la vision d’un empire khmer ancestral. La révolution s’annonce éternelle et absolue, elle est glorifiée. Le citoyen, lui par contre est occulté. L’Angkar s’auto justifie. L’Angkar est tout. Diviser pour mieux régnerAu sein de la population, les Khmers Rouges distinguent l’ « ancien peuple », les paysans des régions passées sous leur contrôle dès le début de la guerre « au nouveau peuple » les citadins accusés d'avoir été « contaminés par l'impérialisme bourgeois ». Ils visent les élites de la capitale et les représentants du pouvoir déchu, la « clique de Lon Nol », tous des « serviteurs de l’impérialisme américain » qui n’ont pas leur place dans cette nouvelle société. L'Angkar ordonne l'exécution de tous les intellectuels (médecins, pharmaciens, professeurs, ingénieurs,...), de tous les militaires de l'ancien régime et défroque les bonzes, un autre pouvoir important au Cambodge. Tous les opposants à la révolution sont tués sommairement. Les autres seront déplacés dans les campagnes afin d’être « rééduqués par l’Angkar ». C’est l’époque des grandes collectivisations forcées, le peuple cambodgien entier travaille dans les campagnes à la « relance du pays ». Par le travail manuel forcé, jusqu’à épuisement physique et mental, par les privations, les brimades, les menaces, la peur, le « peuple comprendra le sens véritable de la révolution ». Culte de la peur et du secretLe régime encourage la dénonciation, tout le monde se surveille afin de débusquer les « ennemis cachés de l’Angkar ». Sous l’allure d’un paysan khmer peut se cacher un espion américain. Comme souvent dans les régimes totalitaires, la nouvelle génération est endoctrinée et destinée à accomplir la révolution de la société khmère. La jeunesse est par essence plus pure, elle n’a pas eu le temps d’être corrompue par le capitalisme. Il n’est pas rare de voir des enfants dénoncer leurs parents. La famille n’existe plus. Il faut s’habiller de noir, se couper les cheveux courts, il faut ignorer son patronyme et réduire son nom à une seule syllabe, au-delà il serait révélateur d’une origine citadine. Le citoyen n’existe plus non plus. Le passé n’a plus d’importance, seul importe le présent. Le peuple tente de survivre, dans la peur. La famille, la religion, la structure toute entière du peuple cambodgien n’existe plus, seul compte l’Angkar. Paranoïa maladiveLe régime khmer rouge voyait l’ennemi partout. Les frontières furent fermées et abondamment minées. Le Cambodge était coupé du monde, à l’exception de contacts diplomatiques avec la Chine. Le Vietnam, allié essentiel lors de la prise du pouvoir, devint un ennemi fratricide. L’Angkar supposa également l’existence d’ennemis intérieurs. Au sein même de l’organisation, de nombreuses purges eurent lieu. L’Angkar organisait leur traque et procédait à leur élimination après avoir fabriqué les preuves et extorqués les faux-aveux de leurs « activités contre-révolutionnaires ». Tout le monde était coupable jusqu’à preuve du contraire. « Il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi » est un slogan récurrent à l’époque. Symptôme de la paranoïa du régime, les leaders étaient particulièrement discrets et Pol Pot en particulier. Pour les Cambodgiens, déplacés à la campagne, seul l’Angkar indiquait la marche à suivre. Le pays n’était plus qu’un vaste camp de travail, dirigé par une organisation invisible. A l’étranger non plus, nul ne savait vraiment qui dirigeait le Cambodge. Seul filtrait les témoignages des réfugiés ayant pu traverser la frontière vers la Thaïlande, qui décrivait l’horreur en train de se produire. En définitive aucune grande puissance n’interviendra. A la fin de 1978, irrité par les incursions khmères rouges sur son territoire, le Vietnam déclenchera une invasion du pays et renversera le régime de Pol Pot au début de l’année suivante. Durant les trois ans, huit mois et vingt jours qu’auront duré le régime, entre 1,7 et deux millions de cambodgiens trouveront la mort. Le prix de l’idéologie khmère rouge. VOKAR Benjamin |