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Etre ou ne pas être khmer : le difficile retour de la diaspora au Cambodge (2/2)

Par Barbara Delbrouck  (Ka-set) 11-09-2009


Qu'en est-il de ces Khmers qui reviennent au Cambodge après avoir grandi à l'étranger ? Se sentent-ils chez eux au pays du sourire ? Quel accueil reçoivent-ils de la population locale ? Après un petit tour d'horizon auprès d'une dizaine de Khmers de l'étranger ayant pris la décision de renouer avec leurs origines, une chose semble claire : le retour n'est pas facile. Certains n'avaient jamais foulé la terre de leurs ancêtres. D'autres, qui y ont passé une partie de leur enfance, ne reconnaissent plus rien. Le Cambodge a changé et eux aussi d'ailleurs. Et la plupart d'entre eux se heurtent à une réalité parfois dure à accepter : ils sont immédiatement perçus par la population locale comme des "étrangers". Une situation vécue de différentes façons : certains trouvent la paix en se considérant d'emblée comme étranger ; d'autres font tout pour "devenir khmer" ; d'autres encore essaient de trouver un équilibre entre leurs différentes identités.

Etranger en son pays

S'il fallait trouver un point commun à tous les Khmers de l'étranger, ce serait probablement le fait qu'ils se sont tous fait, immédiatement, repérer comme "étrangers" par les Khmers locaux, de par leur façon de se tenir, de marcher, de s'habiller, de parler... Une situation qui peut faire sourire au début, mais qui est pour certains source de frustration et d'interrogation.

"Les gens ne me reconnaissent pas en tant que Khmer à cause de mon style pas très local, ma façon de me mouvoir, de bouger, raconte Auray, Français d'origine cambodgienne. Ils hésitent. Peut-être est-ce un Khmer de l'étranger ? Ils ne savent pas trop. Généralement, on me prend pour un Philippin ou un Vietnamien, mais pas pour un Khmer." Auray a quitté le Cambodge quand il avait deux ans. En France, son père lui parlait en français et sa mère en khmer. Il comprend donc le khmer mais ne le parle pas. "J'entendais les gens dire : comment cela se fait qu'il ne parle pas khmer alors qu'il est né au Cambodge ? Au début, c'est marrant, mais à la longue, cela devient pénible. Et tu ne fais même plus l'effort d'expliquer."

L'identité questionnée quotidiennement

Putsata, une Khméro-américaine qui a elle aussi quitté le Cambodge enfant, a été confrontée à ce problème lorsqu'elle a rencontré sa famille : "Ils riaient de la façon dont je marchais, si vite, de la manière dont je parlais khmer… Et sur le moment, j'ai bien ri aussi. Mais après tu réfléchis et tu te demandes : alors suis-je khmère ou américaine ? Comment, moi, est-ce que je me considère ?" Au Cambodge, le moindre acte quotidien renvoie sans cesse Putsata à ses questions identitaires, que ce soit lorsqu'elle prend un tuk-tuk ou quand elle se rend au marché... "Je me demande souvent ce que les autres pensent de moi. Veulent-ils me donner un prix khmer parce qu'ils savent que je suis khmère ou veulent-ils me donner un prix d'étranger parce je viens des Etats-Unis ?"

Ce problème concerne aussi les Khmers ayant grandi au Cambodge mais qui ont dû fuir le pays pour n'y revenir que des années plus tard. Sokal a quitté le territoire cambodgien à l'âge de 15 ans. Il en a aujourd'hui 30 et est revenu pour la première fois dans le royaume en 2009. Tout en ayant le sentiment d'évoluer enfin dans un environnement où il n'était pas physiquement différent de la majorité des gens, il s'est rendu compte qu'il ne passait pas pour autant inaperçu. A Phnom Penh, on s'adressait à lui en chinois ou japonais. "Je me sens quand même un peu étranger dans mon pays", regrette-t-il. "Il y a plein de choses qui font que, partout, on sait que je ne suis pas d'ici." Sokal a tout essayé pour faire en sorte que les Khmers ne remarquent plus qu'il vient "d'ailleurs", mais rien n'y fait. "J'essaie toujours de demander à mes amis ce qu'il faut faire pour être comme les autres, car à chaque fois j'ai droit à des remarques. C'est embêtant. J'ai essayé de m'habiller comme eux, de faire comme eux, mais on sait toujours que tu ne viens pas du Cambodge."

Cette situation est parfois doublement difficile à accepter pour certains Khmers de l'étranger qui, malgré leur intégration dans leur pays d'accueil, ont toujours ressenti qu'ils étaient différents voire mis de côté de par leur origine. Aujourd'hui, ils reviennent au Cambodge avec l'espoir de se sentir enfin "chez eux" et doivent faire face au constat qu'ici aussi, ils sont considérés comme différents.

Pour d'autres, cela ne pose pas de problème. C'est le cas de Davy Chou, jeune cinéaste de 25 ans né en France, et qui assume le fait d'être étranger au Cambodge. "Tu resteras toujours l'étranger. Ce qui est normal et surtout, vrai ! Je suis français et pas cambodgien, insiste le jeune homme. C'est se mentir que de se dire qu'on est cambodgien. On a beau avoir des parents cambodgiens et essayer de parler khmer, on ne s'improvise pas cambodgien. J'ai vécu 25 ans en France, ma façon de penser est française et mes habitudes sont françaises."

Double culture à gérer, identité à trouver

Le fait d'être considéré comme "étrangers" sur la terre de leurs origines implique nécessairement des questionnements identitaires mais contribue aussi, pour certains, à enfin trouver des réponses à des interrogations qui les hantent depuis des années.

Joty Mousar s'est longtemps senti en pleine tourmente identitaire. Cambodgien d'origine cham ayant grandi dans les banlieues en France, il a eu bien du mal à se construire une identité. En France, il ne se sent pas considéré comme Français et, en grandissant, il réalise qu'il n'est pas non plus Cambodgien ni même Cham. "Les Chams en France s'intègrent de trois façons : soit ils deviennent Français, soit ils deviennent religieux [musulmans - NDLR], soit ils deviennent Cambodgiens, explique-t-il. Moi, je me suis toujours construit sur des anti-modèles. Au final, je me suis construit avec mes trois identités et j'ai fait avec. En étant des trois et en étant complètement différent des trois." Joty vit aujourd'hui au Cambodge. Il y a trouvé une famille cham "très cambodgienne", une forme de promotion sociale et un équilibre. "Je parais un peu insolent en étant trop français parfois. Mais les gens comprennent, parce que je n'ai pas grandi ici. Finalement, je suis accepté parce que je ne suis pas cambodgien et j'ai les facilités d'un Cambodgien parce que je parle la langue. Tout ça mène à une stabilité, une sérénité que je n'avais pas en France."

Bowinneth, psychologue pour enfants khméro-néerlandaise, a elle aussi trouvé le salut dans la voie du milieu. Après un séjour de cinq ans au Cambodge, elle prévoit maintenant de rentrer aux Pays-Bas avec son mari et ses deux enfants. "Je suis venue ici pour trouver mes racines mais finalement je les ai trouvées en moi, explique-t-elle. Je suis parvenue à accepter qu'il y aura toujours une tension entre deux cultures et je suis en train de trouver un équilibre. Je suis en paix avec mes deux côtés."

Hisham Mousar a lui trouvé la paix en constatant, puis en acceptant, le fait qu'il était avant tout français. "J'ai le sentiment que la plupart des Français d'origine cambodgienne sont français, estime-t-il. Ils ont été élevés en France, bercés par les contines françaises, la philosophie, la littérature, la langue française ! Ce n'est qu'après qu'on peut se demander s'ils sont cambodgiens ou non. Ce n'est pas quelque chose de spontané. C'est plutôt une démarche personnelle de chacun d'aller vers ses origines."  

Une relation qui demande patience et efforts

Les premiers rapports avec les Khmers locaux ne sont donc pas toujours simples, quand ils ne s'avèrent pas carrément décevants pour ceux qui attendaient beaucoup d'une rencontre fantasmée. Or, pour évoluer, les relations entre Khmers de l'étranger et Cambodgiens locaux exigent du temps et des efforts, particulièrement quand les premiers ne maîtrisent pas la langue khmère. Là aussi, les réactions sont aussi diverses que les personnalités. Certains parviennent à tisser des relations très proches et de réelles amitiés, d'autres y renoncent et assument finalement simplement le fait qu'ils se sentent mieux avec des étrangers.

"C'était dur au début car j'espérais beaucoup de la relation aux Cambodgiens, partage Rapytha, franco-khmère de 40 ans. Mais cela va beaucoup mieux depuis que je n'attends plus rien et que je les prends comme ils sont. J'ai beaucoup changé. Avant, je mettais la barre très haut et j'étais triste que ça se passe mal. Maintenant, je me sens tout à fait acceptée car je ne cherche plus à être acceptée. J'ai des relations avec eux de façon beaucoup plus sereine." Rapytha sait que cette relation requiert encore du temps et des efforts. Mais aujourd'hui, elle estime déjà ne plus être considérée comme une étrangère. Et selon elle, le fait qu'elle parle khmer couramment l'aide énormément.  

Davy Chou se positionne d'emblée lui-même comme un étranger, avide de découverte. Et, en tant que Français, il n'est pas déçu de sa rencontre avec les Cambodgiens, qu'il trouve particulièrement hospitaliers. "S'ils sentent que tu as un vrai intérêt, ils sont très contents de te montrer leur pays : le marché de nuit, comment on s'amuse au Cambodge… Et ma démarche est très ouverte de ce côté-là, on peut s'entendre !" Davy insiste lui aussi sur la nécessité, Khmer de l'étranger ou pas, de s'impliquer beaucoup afin de pouvoir tisser des relations avec les Cambodgiens. A son arrivée, il s'est refusé à côtoyer des étrangers et a décidé, au moins dans un premier temps, de ne lier des relations qu'avec des Khmers et d'apprendre leur langue. "Je suis venu ici avec cette espèce d'idée fixe, presque de 'racisme non cambodgien'. Et ça a marché. J'ai plein d'amis cambodgiens." Ce n'est que presque trois mois après son arrivée qu'il a rencontré d'autres expatriés. "Je pense que c'est le seul ordre possible. L'inverse est plus facile car on a la même langue et la même culture." En quatre mois, c'est surtout avec des étudiants que Davy a réussi à lier amitié : "Je suis plus proche d'eux parce qu'ils ont le même âge, un même niveau d'éducation mais surtout ils parlent anglais, ce qui est indispensable pour qu'on se comprenne et que je puisse continuer à apprendre le khmer".
 
Même si de vraies amitiés peuvent donc être construites avec les Cambodgiens locaux, il faut pour autant accepter qu'elles soient différentes de celles liées avec d'autres étrangers ou Khmers de l'étranger. Ce dont certains s'accommodent plus facilement que d'autres, en fonction aussi peut-être de la part d'identité khmère qu'ils ressentent en eux.

Bowinneth, qui a grandi aux Pays-Bas, a aussi noué des amitiés avec des Cambodgiens au cours de ses cinq années passées dans le royaume. La moitié de ses amis à Phnom Penh sont khmers, des amitiés nées pour la plupart au cours de relations de travail. Amitiés occidentales, amitiés khmères... "Ce sont juste des relations différentes, explique-t-elle. Et je me sens très bien avec ça car ça répond à mon côté khmer. Je pense qu'ils [mes amis cambodgiens] me considèrent comme khmère mais qu'ils sentent aussi que je suis une Khmère de l'étranger."

Pour Rapytha, les différences dans les relations amicales sont aussi liées aux modes de vie. Avec ses amies khmères, elle n'aura pas de grandes discussions, entre confidentes, mais parlera des petites choses de la vie. "Elles ne vont pas se dévoiler complètement, reconnaît-elle. Il y a une énorme pudeur. Mais peut-être est-ce justement parce qu'elles ont le sentiment que je ne peux pas comprendre et que moi je ne vais pas les embêter non plus avec mes états d'âme. Parce que je ne me permets pas d'avoir des états d'âme."

"Je n'ai pas énormément d'amis cambodgiens, avoue pour sa part Joty. Il y a une différence dans ma tête. Dans la manière de vivres les choses." Même chose pour Auray, qui se sent plus à l'aise avec des Français ou des étrangers d'origine cambodgienne.

Une intégration plus laborieuse pour les femmes ?

A ces difficultés, s'ajoute le poids des traditions, plus lourd encore à supporter pour les femmes. Même si les mœurs évoluent, la place de la femme au Cambodge n'est pas la même qu'en Europe, aux Etats-Unis ou en Australie. "C'est plus difficile pour les femmes car quand on vient de France, c'est un recul total, commente Joty. Elles ont moins de droits, celles qui sortent sont mal considérées. Et le regard des uns et des autres est très important ici. Il faut garder l'honneur de la fille."

Une difficulté confirmée par Rapytha, particulièrement vraie dans le domaine du travail. "Je le vois par rapport à mes collègues khmers de l'étranger, le regard des Cambodgiens n'est pas le même sur eux que sur moi. Les Cambodgiens ont une idée assez machiste de la place de la femme dans le travail. En plus si vous avez un peu de responsabilité, en tant que femme de l'étranger, j'ai l'impression que c'est plus dur de faire sa place." Rapytha y est pourtant parvenue. Mais elle prend néanmoins soin de s'habiller de manière à ne pas choquer ses collègues ou ses amis. "Je pense qu'une occidentale peut se permettre des tenues que moi je ne peux pas me permettre parce que je suis d'origine cambodgienne, explique-t-elle. Je ne vais pas aller pique-niquer avec des amis cambodgiens en dos nu. Chose que je me permettrais facilement avec des amis français. Donc je me suis adaptée mais ça dépend avec qui je suis".

Selon Bowinneth, les choses ont néanmoins évolué depuis qu'elle vit ici. "J'ai remarqué que les choses ont changé. Moi aussi, j'ai probablement changé, mais je pense que c'est les deux. A Phnom Penh, les gens deviennent plus ouverts. Sur le plan vestimentaire mais aussi sur le rôle des femmes qui prennent part à la société, font des études…"

Côté amour, s'il est fréquent que des Khmers de l'étranger prennent pour épouse une "locale", les femmes khmères de l'étranger, souvent perçues comme indépendantes et loin de l'image de la parfaite ménagère cambodgienne, sont moins nombreuses à trouver l'âme sœur parmi la population locale. Putsata, khméro-américaine, 35 ans, indépendante, journaliste qui a roulé sa bosse jusqu'en Afghanistan, est ainsi à des années de lumière de l'icône de la "bonne épouse khmère" discrète. Ses parents n'ont d'ailleurs pas chercher à lui imposer un mari. "Trop américaine" pour un Khmer, plaisante même sa mère. Mais elle, serait-elle prête à dire oui à un Cambodgien du pays ? "Je pense qu'il faudrait que ce soit quelqu'un de très particulier pour gérer ça, répond Putsata. Il ne pourrait pas me demander de repasser sa chemise ! Oublie ça !", ajoute-t-elle en riant. Mais à choisir, que préférerait-elle ? Une question à laquelle elle dit n'avoir jamais réfléchi, mais dont la réponse émerge rapidement de son esprit : "Je pense que si j'avais le choix entre deux hommes, l'un Khmer et l'autre non Khmer mais tous les deux également progressistes, je choisirais le Khmer, tranche-t-elle avec assurance. Parce que depuis je suis au Cambodge, il y a cette chose incroyable quand je suis avec ma famille et mes amis khmers : on comprend la même culture, on va rire aux mêmes choses. Et puis, être capable de partager ensemble une langue qui n'est pas l'anglais, qui est notre langue, c'est quelque chose de vraiment fascinant !" Mais, ce mari khmer, "il faudrait qu'il soit vraiment très progressiste !", s'empresse-t-elle de préciser. A bon entendeur...