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Dilemme khmer : revenir sur le passé ou aller de l’avant ?


Faut-il appliquer des standards occidentaux à une société bouddhiste ? La question peut se poser depuis le lancement du tribunal mixte** chargé de juger des KR. Beaucoup arguent du « pardon bouddhiste » et de l’esprit fataliste khmer, qui serait en contradiction avec l’esprit revanchard des sociétés occidentales. Dans l’esprit de la plupart des cambodgiens, parler ne fait que rouvrir les blessures. Il faut « aller de l’avant ». Malgré cette philosophie, les traumatismes subsistent. En réponse, des ONG tentent de faire passer des notions de psychologie aux villageois, tout en essayant de les appliquer à la société bouddhiste. D’autres, comme Ong Thong Hoeung, rescapé du régime et témoin au procès, exhortent à l’éducation, seul moyen de débloquer cette « société de l’oubli » responsable des problèmes du Cambodge.

Revanche occidentale vs pardon bouddhiste


Quand on parle du procès khmer rouge au Cambodge, beaucoup répondent qu’il est trop tard. Certains estiment que cela ne fera que « remuer le couteau dans la plaie ». La jeune génération souhaite aller de l’avant, faire du business,…  au lieu de se retourner sur le passé trouble de ses grands-parents. Un passé qu’elle connaît d’ailleurs très mal, les faits étant pratiquement absents des manuels scolaires, outre la mention d’un mauvais régime au Cambodge entre 1975 et 1979.
Le premier ministre Hun Sen lui-même, après avoir demandé l’aide à l’ONU pour mettre en place un procès, s’était rétracté en prétextant ne pas vouloir rouvrir les blessures de son peuple.
Maintenant que le tribunal est en place, certains estiment que le procès n’est là que pour faire plaisir aux occidentaux. Le peuple khmer, lui, ne se reconnaîtrait pas dans ce procès à l’occidental. Les cambodgiens n’auraient pas cette même « culture de la revanche ».
Cette vision est basée sur les concepts de « pardon bouddhiste » ou encore de « justice karmique ». En effet, dans la religion bouddhiste, selon la « loi du karma », tous les criminels seront punis dans leur prochaine vie. Les cambodgiens n’ont donc pas besoin de « prendre leur revanche ». Cette vision se base aussi sur un trait de la culture cambodgienne : le « fatalisme khmer » : « si cela s’est passé, c’est que cela devait se passer ainsi, c’était notre karma ». Le peuple khmer aurait donc accepté son destin funeste.
Mais pour d’autres, comme Rithy Pan, rescapé du régime et cinéaste, il faut en finir avec ces vieux clichés de pardon bouddhiste. Les cambodgiens doivent affronter leur histoire. « Nous ne pouvons bâtir notre avenir sur l’oubli. Les survivants doivent témoigner, assurer une «transmission» de la mémoire entre le passé et le présent, pour être capables de penser l’avenir. Nous avons des dettes envers nos morts et des devoirs envers nos enfants », explique-t-il dans le courrier de l’Unesco en mars 99.
Pour Ong Thong Hoeung, rescapé du régime et témoin au procès, il s’agit surtout d’un manque de confiance. Les gens sont sceptiques par rapport à de tribunal car ils n’ont pas l’habitude de l’état de droit. Ils ont l’habitude que les riches gagnent et que les pauvres perdent. Ils se disent  « comme les occidentaux paient pour ça, on leur fait plaisir. »

Sensibiliser à la notion de traumatisme


Le CSD, comme beaucoup d’autres ONG, essaie de sensibiliser les cambodgiens sur l’importance du traumatisme qu’ils ont subi. Des équipes se rendent dans les différents villages pour discuter avec les gens, et les encouragent à s’exprimer sur ce qu’ils ont vécu, et ce qu’ils ressentent. « La plupart des gens ne comprennent pas le principe de santé mentale », explique OM Charya, psychologue au CSD. « Nous leur expliquons quels sont les symptômes du traumatisme, et nous les informons des endroits où ils peuvent obtenir de l’aide,, en se concentrant sur les supports traditionnels, tels que les pagodes ou les bonzes. »
Le CSD organise aussi des « forums publics» dans les différentes provinces du Cambodge afin de sensibiliser la population au procès des Khmers Rouges. C’est aussi l’occasion de donner quelques rudiments de psychologie.
Quand on lui demande si elle pense que cela aide réellement les gens, Om Charya répond : « Cela dépend des gens. S’ils y croient, ça peut les aider. Mais ça dépend de leurs croyances. Par exemple, moi, tout comme la jeune génération, je ne crois pas aux médiums donc je ne chercherais pas de support émotionnel auprès d’eux. Mais si quelqu’un y croit, ça peut l’aider ! »

L’Education pour en finir avec la « société de l’oubli »


« Au Cambodge, il y a une politique délibérée pour amnistier. », explique Ong Thong Hoeung***. Selon lui, si la société khmère est devenue comme ça, c’est parce que c’est une « société de l’oubli »,  où il n’y a jamais de débat. Depuis des siècles, il y a une tradition de crimes impunis. Les dirigeants ont tous les droits, le peuple n’en a aucun.
Le Cambodge est une société inégalitaire à l’extrême, mais les gens ne se révoltent pas. Selon lui, cela provient non pas du bouddhisme, mais d’une exploitation du bouddhisme. La mentalité cambodgienne paysanne est basée sur l’obéissance, et sur l’idée que si quelqu’un est chef, c’est parce qu’il a fait quelque chose de bien dans sa vie antérieure. Les gens n’ont donc pas d’espoir.
Selon Hoeung, il faut absolument changer cette mentalité. Et cela ne sera possible que grâce à l’éducation. Mais celle-ci fait cruellement défaut au Cambodge, qui connaît selon lui un deuxième génocide : « un génocide culturel ».  Si les gens préfèrent oublier, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens matériels, mentaux et culturels de réfléchir à leur passé. Trop occupés à lutter contre la faim, ils n’ont pas le temps ni l’envie de s’interroger sur la situation du Cambodge. Pour Hoeung, la culture de l’oubli n’est donc pas la solution pour que le Cambodge aille de l’avant mais ce qui l’en empêche !

DELBROUCK Barbara

 

NB:



** Composé de juges cambodgiens et de juges internationaux


*** Rescapé du régime Khmer rouge vivant en Belgique, témoin à l’ECCC et auteur de « J’ai cru aux Khmers Rouges ».