Critiques du procès
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5 accusés, est-ce suffisant pour parler de Justice ?


Seuls « les plus hauts responsables » khmers rouges seront jugés par les CETC, le tribunal chargé de traduire en justice les auteurs des crimes commis sous le régime khmer rouge, de 1975 à 1979. Jusqu’ici, seulement cinq personnes ont été mises en accusation.  
Est-ce suffisant pour parler de Justice alors que 1,7 voire 2 millions de Cambodgiens ont été massacrés ?  Le problème est complexe. Pour certaines victimes, il est parfois difficile de comprendre pourquoi elles doivent vivre à côté de leurs anciens bourreaux. Selon les CETC, cette limite de « la chasse aux coupables » serait la condition nécessaire à une réconciliation nationale. Néanmoins, cette dernière induirait-elle alors l’impunité ? Une question d’autant plus difficile alors que nombre d’anciens bourreaux se considèrent aujourd’hui eux aussi comme des victimes du régime khmer rouge.

Le fruit d’un accord entre les Nations Unies et le gouvernement cambodgien


Seuls « les hauts dirigeants du Kampuchéa démocratique qui ont donné des ordres et les plus responsables qui ont commis des crimes graves commis entre le 17 Avril 1975 et le 6 Janvier 1979» seront passibles d’être poursuivis par les CETC.
Comme précisé par le tribunal, cela exclut donc les simples soldats khmers rouges, ceux de grade inférieur ou moyen qui ne sont pas responsables de crimes sérieux, ainsi que les membres de leurs familles.
Cette décision résulte d’un accord passé entre les Nations Unies et le gouvernement cambodgien. Une décision qui tenait à cœur à certains membres du parti au pouvoir, le Parti du Peuple Cambodgien.
En effet, la plupart des cadres seniors du PPC ont commencé leur carrière comme fonctionnaires KR de bas ou moyen niveau. Ils se sont ensuite enfuis au Vietnam pour échapper aux purges internes de l’Angkar.
A côté de cela, de nombreux anciens Khmers Rouges ont été amnistiés et réintégrés dans l’armée nationale après la chute du régime en échange du dépôt de leurs armes.
Jusqu’ici, seules cinq personnes ont été mises en accusation, les hauts dirigeants, mais d’autres personnes pourraient être mises en cause si le juge d’investigation et le co-procureur trouvent assez de preuves. Selon Ong Thong Hoeung, rescapé du régime et témoin au procès, le procureur Robert Petit essaie d’arrêter une dizaine d’autres personnes, des grands criminels, mais jusqu’à maintenant, la partie cambodgienne n’en veut pas. Il s’agirait d’anciens généraux ralliés au régime qui sont ont récupéré les mêmes fonctions dans l’armée régulière. Dans le contexte actuel de conflit avec la Thaïlande, le gouvernement prétexte que leur arrestation affaiblirait la défense nationale. « On trouve toujours un prétexte pour que l’impunité perdure encore », regrette Ong.

Condition nécessaire pour la réconciliation et le progrès du pays


Selon les CETC, la décision d’un procès à portée réduite a été prise en vertu de la politique de réconciliation nationale.
« Lors des négociations entre les Nations unies et le gouvernement cambodgien, il fut décidé de faire un procès symbolique plutôt qu’un procès pouvant mettre en cause tous les habitants, pour éviter que le pays replonge dans l’instabilité », explique Im Sophea, directeur exécutif de l’ONG CSD, qui s’occupe notamment de sensibiliser les victimes à témoigner.
Recréer un climat de délation similaire à celui des années Khmer Rouge serait en effet une régression par rapport à la situation actuelle du pays qui, encore traumatisé, se remet à peine du régime de terreur.
Aujourd’hui, le Cambodge est en pleine croissance économique et il attire de plus en plus de touristes grâce au site des temples d’Angkor à Siem Reap. Se lancer dans une chasse à l’homme risquant de mettre une bonne partie des hommes de plus de 40 ans en prison stopperait cette évolution.
Il faut en effet bien se rendre compte qu’une grosse partie des survivants de cette période a été plus ou moins liée au régime Khmer Rouge. Mais le degré de culpabilité serait difficile à déterminer.



Des bourreaux eux aussi victimes ?


Un procès visant tous les anciens Khmers Rouges aurait été d’autant plus compliqué que beaucoup de bourreaux s’estiment aujourd’hui eux aussi victimes du régime khmer rouge.
Dans le livre « Victimes et bourreaux ? » du DC-CAM, d’anciens « jeunes camarades » témoignent des conditions très dures dans lesquelles ils ont vécu.
Ils expliquent comment ils ont été obligés de rejoindre les rangs, risquant la mort et celle de leur famille s’ils refusaient. Ils témoignent aussi de la peur dans laquelle ils ont vécu, obligés de suivre les ordres à la lettre pour éviter d’être soupçonné par l’Angkar. Les exécutions sommaires au sein de ses propres rangs étaient en effet très courantes.
Tout cela pose la question de la responsabilité. Faut-il les considérer comme des victimes ou des bourreaux ? C’est une question sensible dans le cas de massacres d’une population envers elle-même. On est soit « avec » soit « contre ». La deuxième option signifiant la mort. Ce fut aussi le cas au Rwanda. Les hutus qui refusaient de tuer les tutsis furent exécutés au même titre. Néanmoins, pour Ong Tong Hoeung, il y a une ligne à ne pas franchir. Ceux qui « osent tuer » doivent être considérés comme des criminels, sinon il n’y a pas de responsabilité. « On n’a que des victimes, mais on a deux millions de morts ! » ironise Hoeung. « Pol Pot n’aurait pas pu y arriver tout seul !»

Victimes partagées : incompréhension vs Karma


Même si un procès symbolique vaut mieux pour le pays, le non-jugement de tous les anciens bourreaux est parfois difficile à comprendre pour les victimes. OM Charya est psychologue à l’ONG CSD. Elle s’occupe du support psychologique des victimes lors des missions de sensibilisation au procès dans les villages. « Certaines personnes savent que leurs voisins sont des anciens Khmers Rouges », raconte-t-elle. « J’ai rencontré une femme qui sait que son voisin a tué son père. Elle n’arrive pas à lui parler. C’est trop douloureux. ». Selon elle, même si certains pensent que juger seulement les plus hauts responsables est insuffisant, ce n’est pas le cas de tous. Cela serait du à leur croyance. En effet, selon la religion bouddhiste, si quelqu’un fait quelque chose de mal, il aura un mauvais karma. « C’est pourquoi ils  se disent : je n’ai  pas besoin de prendre ma revanche. », explique-t-elle.

Donner un signal aux victimes et aux bourreaux


Selon Ong Thong Hoeung, ce procès est surtout symbolique. Il faut juger les grands responsables, sans oublier les grands bourreaux, ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Mais il ne préconise pas de juger tous les autres. Selon lui, « c’est déjà bien qu’ils voient que tous les grands sont jugés et condamnés ». L’important est de donner un signal aux victimes, pour leur montrer qu’on a fait quelque chose pour eux, aussi imparfait soit-il.
Mais aussi de donner un petit signal aux bourreaux, pour leur montrer « qu’à partir de maintenant, même si vous êtes haut placé, il y a une justice. C’est donner un avertissement », et selon lui, « c’est déjà pas mal car ça n’a jamais été fait jusqu’ici. » 

           
DELBROUCK Barbara



 
 
NB:
 
CETC: Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens - Créé par le gouvernement cambodgien et l'ONU, ce nouveau tribunal spécial sera indépendant de ces derniers. Il s'agit d'un tribunal cambodgien avec une participation internationale, qui appliquera des normes internationales. Il servira de nouveau modèle de fonctionnement pour les tribunaux au Cambodge.
 

 
6 janvier 1979: Date de « libération » par les vietnamiens. Chute du régime à Phnom Penh.
 

 
Cadres seniors du PPC: Ils formèrent le front marxiste-léniniste qui prit le pouvoir après que l’invasion vietnamienne renverse le régime KR en 1979. En 1989, ils abandonnèrent publiquement le socialisme et adoptèrent le nom de PPC.